Pour en finir avec la densité

Le 5 novembre, l’Ordre des Architectes du Québec a organisé un forum sur la densité urbaine. Pour cette occasion, nous proposons ici une lecture de cette notion mal-aimée du développement urbain et de la participation publique. Il nous apparaît pressant de démystifier la densité pour répondre rapidement à des impératifs de reconstruction durable de la ville sur elle-même. Dans ce plaidoyer professionnel pour des milieux denses mais stimulants, les architectes et les urbanistes doivent selon nous jouer un rôle prépondérant.

Tout professionnel de l’aménagement qui a déjà eu à défendre un projet d’envergure en milieu urbain a pu se familiariser avec l’hostilité collective que nous portons à la densité en aménagement du territoire.

Trop haut! Trop dense! Bien des projets de qualité ont connu une triste fin parce que jugés trop denses pour leur milieu d’insertion, sacrifiés lors de processus consultatifs parfois particulièrement réactifs. Signe que cette pratique est devenue largement répandue, elle a maintenant un nom: le NIMBYsme (Not in my Backyard), néologisme qui désigne le réflexe citoyen de bloquer des projets jugés trop denses ou trop hauts par une communauté s’estimant défigurée par un ajout insensible à un cadre de vie jusque-là imperturbé.

Cette réactivité citoyenne semble même être devenue l’utilité première de la participation publique en aménagement du territoire. En 2007, un groupe de travail effectuant le bilan de l’application de la loi sur l’aménagement et l’urbanisme, responsable d’encadrer les processus de participation publique, constatait tristement que celle-ci s’avère “peu efficace lorsqu’il s’agit de susciter une participation des citoyens qui aille au-delà de la mobilisation pour décrier ou remettre en question une décision des autorités municipales affectant leur milieu et leur cadre de vie”. Coupable désignée de tout projet sortant de l’ordinaire au pays du triplex et de la maison à pignon, la densité revient souvent comme cause première d’une mobilisation citoyenne intense, mais regrettablement sporadique et superficielle.

Pourtant, la densification des périmètres urbains et des quartiers existants répond à des impératifs économiques, sociaux et environnementaux qui devraient, en théorie, suffire à son acceptation. Ces bienfaits tendent cependant à ne pas être connus de tous et sont parfois même ignorés par les autorités publiques. Repassons ici les principaux arguments en faveur d’un accroissement de la densité résidentielle en milieu urbain:

Argument environnemental

Il est possible de limiter l’étalement urbain en concentrant la croissance démographique dans les quartiers établis déjà dotés d’infrastructures, de services et d’équipements et ainsi de réduire la pression sur les terres agricoles et les milieux naturels. La croissance résidentielle dans les zones urbanisées permet également de réduire les déplacements et la pollution automobile en plus de minimiser les ressources territoriales consommées par la croissance urbaine. Pour ce faire, il faut repenser les surfaces sous-utilisées (stationnements, grandes surfaces, terrains vacants) et les quartiers de maisons unifamiliales qui présentent une empreinte écologique considérable.

Argument économique

La densification des quartiers existants permet de rentabiliser les infrastructures existantes et de créer des milieux de vie plus performants sur le plan économique. Les zones urbaines denses permettent notamment de réduire le fardeau fiscal des municipalités et de favoriser la productivité économique des commerces et des zones d’emploi existantes, en plus d’éviter les coûts faramineux associés à l’étalement urbain (entretien des routes, transport en commun, congestion, santé, diminution des valeurs foncières, etc.). Au Québec comme ailleurs, l’étalement urbain et la construction de nouvelles banlieues toujours plus éloignées des zones d’emploi représentent des coûts considérables que justifient les municipalités pour obtenir des revenus immédiats en taxes foncières. Celles-ci oublient toutefois que l’entretien et la desserte de ces nouveaux quartiers en services collectifs dans le temps représenteront des coûts collectifs faramineux, qui creusent le déficit et imposent un fardeau aux générations futures. À la manière d’un système de Ponzi, seul le développement de banlieues encore plus lointaines permettra d’assumer le coût de l’entretien des banlieues vieillissantes, et ainsi de suite.

Argument social

Contrairement à ce qui est souvent véhiculé dans la sphère publique, la densification résidentielle des quartiers centraux peut permettre de réduire la gentrification et le déplacement des populations moins fortunées hors des centres urbains, mais encore faut-il que cette densité soit répartie de façon cohérente entre l’ensemble des quartiers centraux. L’augmentation de l’offre de logements à proximité des pôles d’emploi et des nœuds de transport en commun structurant permet d’ouvrir les avantages d’une telle proximité à un plus grand nombre de ménages. En l’absence d’une offre abondante, seuls les ménages les plus fortunés peuvent bénéficier des privilèges de la centralité en milieu urbain. La densification incrémentale de l’ensemble des quartiers centraux peut donc répondre à des impératifs sociaux en diffusant de façon équitable la croissance démographique et l’attractivité des centres urbains sur l’ensemble du territoire. À l’heure actuelle, seuls les quartiers les plus défavorisés doivent assumer ce fardeau, tandis que les quartiers les plus fortunés, essentiellement composés de maisons unifamiliales, restent largement inchangés.

Si, malgré ces avantages évidents, la densité nous apparaît incomprise, ce n’est pas parce que les urbanistes sont de mauvais pédagogues, mais parce que plusieurs de ses applications laissent actuellement à désirer. En effet, si le public est aussi réticent à la densité urbaine, c’est peut-être parce que les projets denses tendent à être mal pensés ou semblent servir le grand geste architectural plutôt que la cohésion urbanistique.

Rappelons ici que toutes les densités ne se valent pas: le célèbre architecte danois Jan Gehl a popularisé l’idée selon laquelle les bénéfices de la densité commencent à s’amenuiser au-delà d’un certain seuil de « densité optimale » de 6 à 7 étages. Au-dessus de ce seuil magique, la contribution de la densité à l’animation urbaine, les interactions citoyennes et la perception de sécurité est plutôt réduite. De son côté, l’auteur canadien Charles Montgomery soulignait, dans son excellent livre Happy City, que la plupart des projets de trop forte densité (exemple: tours de 40 étages) semblaient négliger dans leur design la présence d’interfaces d’interaction psychologique (espaces semi-privés, cours intérieures, parvis) que tendent à réussir les projets de densité moyenne (6-8 étages) et qui sont nécessaires à la vie civique, au sentiment d’appartenance et à la qualité de l’habitat.

Ainsi, la densité en soi est vertueuse mais elle nécessite une réflexion supplémentaire de l’architecte ou de l’urbaniste. De prôner la densité urbaine sans se livrer à une réflexion complète sur les modalités de son implantation mène effectivement souvent à des projets médiocres contre lesquels le milieu local a tout à fait raison de se soulever. Les professionnels semblent aussi souvent oublier qu’il est possible d’obtenir une densité SUPÉRIEURE par un projet à échelle humaine (de hauteur réduite) que par un projet haut et imposant car le premier permet une utilisation plus intelligente du sol et tend à créer des espaces résiduels et semi-publics plus agréables, qui favorisent davantage l’esprit de communauté. Tirons ici un parallèle avec notre dernier article, texture et granularité, dans lequel nous traitions des paramètres historiques de la densité à la montréalaise, et des raisons pour lesquelles les quartiers traditionnels de la métropole tendent souvent à être parmi les plus denses et ce, sans surhauteur et volume excessif.

Pourquoi alors la densité s’exprime-t-elle souvent par des projets de vanité plutôt que par des projets humains et agréables? Une partie de la réponse se trouve probablement dans la façon dont nous “codons” nos villes: au Québec, les municipalités ont le pouvoir d’inclure dans leur réglementation d’urbanisme des paramètres liés à la densité, mais la loi ne donne aucune indication sur la forme que devraient prendre ces obligations (logement à l’hectare? Coefficient d’occupation du sol? Emprise au sol?). D’ajouter des critères qualitatifs à des mesures quantitatives de la densité et ce, à même la règlementation en urbanisme, permettrait de traduire les bienfaits de la densité en des formes urbaines plus appropriables par le citoyen et faciliterait le discours civique sur les villes que nous voulons construire.

Dans un contexte d’urgence climatique et sociale, une meilleure densité est possible et nécessaire. Il est possible de créer des milieux plus denses ET mieux adaptés aux besoins et aux aspirations de leurs éventuels occupants. Il faut cependant s’attendre à ce que tout changement important de densité dans un quartier déjà construit entraîne son lot de préoccupations auprès de la population concernée. Ces réclamations sont normales et ne devraient aucunement être diabolisées ou classées uniformément comme du NIMBYsme. La démonstration de l’apport d’un projet à la collectivité devrait toujours imbiber le processus de réflexion de l’architecte et de l’urbaniste et il leur revient de prouver que la densité doit faire partie de la solution, un projet à la fois.

 

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