Texture et granularité

Dans tout village, la notion de famille est importante et c’est avant tout le besoin d’échanges, économiques mais également culturels et sociaux, qui permet d’expliquer les raisons du rassemblement d’un groupe donné en un lieu donné. Quartiers ouvriers, quartiers chinois, italien, portugais; tous partagent ce besoin de se rassembler. Quiconque a vécu à Montréal depuis la deuxième moitié du XXe siècle s’est retrouvé dans un tissu urbain qui était majoritairement fixé; la trame des rues, la hauteur et la densité du bâti, même les matériaux utilisés dans les quartiers centraux n’ont pas beaucoup changé depuis. Si la ville d’aujourd’hui laisse peu de choix à ses occupants, peuvent-ils au moins s’approprier les textures et les paramètres géométriques qui la façonne?  

Restons sur cette prémisse et questionnons un instant l’utilisation que nous faisons de ces quartiers déjà construits. Situons nous dans le XXIe siècle et regardons la relation que nous avons avec le bâti dans la construction identitaire de nos quartiers. Le sort du Village, par exemple, aurait-il été différent s’il avait été bâti par ses occupants? Les quartiers nés des suites de ces constructions que nous considérons acquises étaient-ils plus cohérents dans leur “jeunesse” qu’ils ne le sont aujourd’hui? Les habitudes de vie de leurs protagonistes étaient bien différentes des nôtres. Leurs déplacements en nombre et en types, l’usage donné aux bâtiments l’étaient aussi, sans parler de la densité de la population. Plus du double d’individus vivent aujourd’hui à l’intérieur des limites approximatives de la ville qu’il y a cent ans.

Ces facteurs résultent inévitablement en une appropriation des espaces qu’on peut considérer plus intense et régie par une réalité socio-économique différente. Cependant, force est d’admettre que cette géométrie est toujours appropriée et se prête adéquatement aux activités et déplacements des Montréalais. La forme, l’agencement et l’aménagement de la ville, malgré l’évolution des technologies et des habitudes de vie des citadins, permet toujours une occupation efficace et agréable des espaces, ce qui nous pousse à croire qu’il y aurait une échelle optimale, de laquelle des règles dictant le format, les proportions et la dispersion des bâtiments et espaces publics pourraient être extraites. Cette idée n’est pas nouvelle. Proposée par certains des plus grands penseurs du modernisme, puis récupérée au fil des années, son interprétation n’a cependant jamais semblé mener à des résultats cohérents ni à l’énonciation de principes universels, dans le fond comme dans la forme.

Plusieurs experts s’étant penché sur la question proposent une limite de 4 étages, ce qui ressemble étrangement à ce qui se retrouve dans plusieurs quartiers montréalais. À cette contrainte s’ajoute évidemment un éventail d’autres éléments, comme des lieux publics, des parcs, de la végétation (arbres de rue) des proportions (largeur) de rues et de trottoirs, une attention aux matériaux utilisés, etc. Est-ce le résultat des règles urbanistiques de l’époque, l’héritage européen, les limites alors imposées par la construction en bois, ou l’expression d’une intuition quant à l’échelle approprié à laquelle construire notre milieu de vie? C’est un peu tout ça. malgré l’attrait et la cohérence de nos propres quartiers qui répondent à ces critères, il semble que nous ne soyons plus en mesure, ou disposés, à reproduire ces formes et textures qui nous choyent et nous servent. Il n’y a qu’à constater l’engouement et la surenchère dont sont l’objet les plex montréalais; il ne s’en fait tout simplement plus!

Mais d’abord, qu’est-ce que le quartier? Ce n’est certainement pas un arrondissement, entité politique et administrative construite, chacun tranchant plus ou moins fidèlement entre les frontières définies par le collectif. Quelle est la limite, la définition de ce que nous appelons le quartier? Nous pourrions avancer que ce sont aujourd’hui les espaces, rues, places et parcs liés par une certaine constante, soit architecturale, soit urbanistique, soit sociale ou commerciale. Cette organisation, cependant, est aussi héritée du passé. Avant d’être quartier, ces lieux furent villages, et qui dit village au Québec pré Révolution Tranquille dit Catholicisme. Le coeur des quartiers originaux se trouvait donc la majorité du temps sur le parvis de l’Église et la rue principale s’étendant de part et d’autre de ce lieu de réunion. Cette structure, activée par une population davantage homogène et moins mobile, a contribué à forger le caractère uni-centrique des quartiers, dont le périmètre pouvait être plus clairement délimité, tels que construits jusqu’au milieu de XXe siècle environ.

Deux  habitants d’un même quartier auront différentes habitudes de consommation et de fréquentations des lieux publiques ou de commerce, de façon à ce que leur relation et apport aux zones d’activité prenne une forme plutôt explosée et tentaculaire. L’échelle et la proximité des rues commerçantes à Montréal permet d’étendre et de diversifier nos parcours et arrêts, ne nous restreint pas à une zone ceinte. Les habitants sont d’ailleurs sans doute plus enclins à étendre leur rayon d’action pour trouver ce qu’ils recherchent, contribuant de manière plus ou moins significative à l’activité des espaces à proximité immédiate de leur lieu de résidence.

L’identité et la nature des activités qui définissent un quartier ne seraient, selon cette lecture, que partiellement définies par les habitants qui y habitent. On peut donc penser qu’il est inévitable que certains quartiers se délestent de leur noyaux de service naturels au profit d’une «thématisation», comme ce fut le cas pour le Quartier des Spectacle.

Le tissu qui accueille ces protagonistes n’est qu’un substrat, une entente contractuelle, une variable cruciale mais autant contraignante. La durée d’opération comme les paramètres de rentabilité relèguent le bâti à une coquille hôte, l’intérêt porté vers l’architecture est en surface, on parle de design intérieur, on habille le dedans. On le fait très bien, soit dit en passant, mais ce mode d’occupation décourage les efforts qui pourraient faire bénéficier la qualité des espaces extérieurs ou même juste les façades des bâtiments ou, autrement dit, l’interface avec la rue.

La forme du plex montréalais est facilement définissable et reconnaissable, mais la variété des plans, façades ou matériaux permet de créer un bâtiment unique à chaque fois, conférant charme et caractère. Hormis quelques exemples où il est évident qu’une même entité est responsable de la construction de bâtiments contigus, chaque adresse est bien distincte de la voisine. Une caractéristique est ici cruciale: contigus. La relation qui lie les bâtiments entre eux a une influence sur celle que leurs occupants entretiennent à l’égard de leurs voisins. Côte à côte, les bâtiments s’épaulent, la proximité est évidente mais l’accès et les limites bien définies et juste assez privés. De plus, le plex typique fait face à la rue, s’y oriente, s’articule en fonction de l’alignement, la hauteur et autres aspects qui y sont prédominants. L’accès se fait donc via l’espace public, les portes et escaliers débouchent sur le trottoir, la ruelle, éléments partagés et publics, mais aussi sujets à appropriation. Cette interface, utilisée de manière respectueuse, civile et polie, constitue une métaphore, ou plutôt une analogie appropriée des rapports qu’entretiennent, ou devraient entretenir les citoyens entre eux. Pourquoi cela ne se fait-il plus? Serait-ce possible que les règlements d’urbanisme portent exagérément sur la texture aux dépends de la forme, alors que c’est l’inverse qu’il faudrait faire?

Quel type d’habitat construisons-nous principalement aujourd’hui, quelle forme donnons-nous aux nouveaux bâtiments dans la ville? Tours, conciergeries, complexes, «éco-quartiers», la plupart sont centrés sur eux-même, tournent le dos aux axes existants, au quartier qui les accueille, s’articulent selon une logique et une organisation interne qui néglige l’interaction avec le milieu sans toutefois favoriser les échanges et la proximité à l’interne.

Nous apprécions notre héritage, le choyons, mais nous ne basons pas notre planification actuelle en fonction des mêmes paramètres qui ont produit le cadre bâti de plusieurs quartiers dans leur forme actuelle. Il en revient aux architectes de proposer des formes qui répondent aux critères énoncés ici, soit une articulation avec le milieu, une juste dose de capillarité entre les sphères privées et publiques, une variété, une adaptabilité du cadre bâti, mais aussi à bâtir. Mais les municipalités, villes et arrondissements doivent aussi fournir un cadre où ces propositions sont possibles et désirées. Cependant, et là s’arrête l’influence et le contrôle que peuvent exercer les professionnels et législateurs, il faudra que les clients, les promoteurs, les propriétaires, tous ceux qui financent la construction et la rénovation de nos édifices partagent les mêmes valeurs et que le système au sein duquel nous tous évoluons rende profitables ou simplement viables ces modes de développement.

Les quartiers que nous créons aujourd’hui, en milieu urbain, sont donc organisés et aménagés selon des principes et une échelle différents d’autrefois. Pourquoi avoir changé une formule gagnante? Quels sont les facteurs qui nous empêchent de produire un même tissu urbain? Le désirons-nous même simplement?